L'Internationale Anarchiste et la guerre
L'Europe en feu, une dizaine de millions d'hommes aux prises, dans la plus effroyable boucherie qu'ai jamais enregistrée l'histoire, des millions de femmes et d'enfants en larmes, la vie économique, intellectuelle et morale de sept grands peuples, brutalement suspendue, la menace, chaque jour plus grave, de complications nouvelles, tel est, depuis sept mois, le pénible, angoissant et odieux spectacle que nous offre le monde civilisé. Mais spectacle attendu, au moins par les anarchistes, car pour eux, il n'a jamais fait et il ne fait aucun doute B les terribles événements d'aujourd'hui fortifient cette assurance B que la guerre est en permanente gestation dans l'organisme social actuel et que le conflit armé restreint ou généralisé, colonial ou européen est la conséquence naturelle et l'aboutissement nécessaire et fatal d'un régime qui a pour base l'inégalité économique des citoyens, repose sur l'antagonisme sauvage des intérêts et place le monde du travail sous l'étroite et douloureuse dépendance d'une minorité de parasites, détenteurs à la fois du pouvoir politique et de la puissance économique.
La guerre était inévitable ; d'où qu'elle vint, elle devait éclater. Ce n'est pas en vain que depuis un demi siècle, on prépare fiévreusement les plus formidables armements et que l'on accroît tous les jours davantage les budgets de la mort. À perfectionner constamment le matériel de guerre, à tendre continûment tous les esprits et toutes les volontés vers la meilleure organisation de la machine militaire, on ne travaille pas à la paix. Aussi est-il naïf et puéril, après avoir multiplié les causes et les occasions de conflits, de chercher à établir les responsabilités de tel ou tel gouvernement. Il n'y a pas de distinction possible entre les guerres offensives et les guerres défensives. Dans le conflit actuel, les gouvernements de Berlin et de Vienne se sont justifiés avec des documents non moins authentiques que les gouvernements de Paris, de Londres, et de Pétrograd ; c'est à qui de ceux-ci ou de ceux-là produira les documents les plus indiscutables et plus décisifs pour établir sa bonne foi, et se présenter comme l'immaculé défenseur du droit et de la liberté, le champion de la civilisation.
La civilisation ? Qui donc la représente, en ce moment ? Est-ce l'état allemand, avec son militarisme formidable et si puissant, qu'il a étouffé toute velléité de révolte ? Est-ce l'état russe, dont le knout, le gibet et la Sibérie sont les seuls moyens de persuasion ? Est-ce l'état français, avec Biribi, les sanglantes conquêtes du Tonkin, de Madagascar, du Maroc, avec le recrutement forcé des troupes noires ? La France qui retient dans ses prisons, depuis des années, des camarades coupables seulement d'avoir parlé et écrit contre la guerre ? Est-ce l'Angleterre qui exploite, divise, affame et opprime les populations de son immense empire colonial ? Non. Aucun des belligérants n'a le droit de se réclamer de la civilisation, comme aucun n'a le droit de se déclarer en état de légitime défense.
La vérité, c'est que la cause des guerres, de celle qui ensanglante actuellement les plaines de l'Europe, comme de toutes celles qui l'ont précédée, réside uniquement dans l'existence de l'état, qui est la forme politique du privilège. L'état est né de la force militaire ; il s'est développé en se servant de la force militaire ; et c'est encore sur la force militaire qu'il doit logiquement s'appuyer pour maintenir sa toute-puissance. Quelle que soit la forme qu'il revête, l'état n'est que l'oppression organisée au profit d'une minorité de privilégiés. Le conflit actuel illustre cela de façon frappante : toutes les formes de l'état se trouvent engagées dans la guerre présente : l'absolutisme avec la Russie, l'absolutisme mitigé de parlementarisme avec l'Allemagne, l'état régnant sur des peuples de races bien différentes avec l'Autriche, le régime démocratique constitutionnel avec l'Angleterre, et le régime démocratique républicain avec la France.
Le malheur des peuples qui, pourtant étaient tous profondément attachés à la paix, est d'avoir eu confiance en l'état, avec ses diplomates intrigants, en la démocratie et les partis politiques (même d'opposition, comme le socialisme parlementaire) pour éviter la guerre. Cette confiance a été trompée à dessein, et elle continue à l'être, lorsque les gouvernements, avec l'aide de toute leur presse, persuadent leurs peuples respectifs que cette guerre est une guerre de libération.
Nous sommes résolument contre toute guerre entre peuples ; et, dans les pays neutres, comme l'Italie, où les gouvernants prétendent jeter encore de nouveaux peuples dans la fournaise guerrière, nos camarades se sont opposés, s'opposent, et s'opposeront toujours à la guerre, avec la dernière énergie. Le rôle des anarchistes, quels que soient l'endroit ou la situation dans lesquels ils se trouvent, dans la tragédie actuelle, est de continuer à proclamer qu'il n'y a qu'une seule guerre de libération : celle qui dans tous les pays, est menée par les opprimés contre les oppresseurs, par les exploités contre les exploiteurs. Notre rôle, c'est appeler les esclaves à la révolte, contre leurs maîtres. La propagande et l'action anarchistes doivent s'appliquer avec persévérance à affaiblir et à désagréger les divers états, à cultiver l'esprit de révolte, et à faire naître le mécontentement dans les peuples et dans les armées.
À tous les soldats de tous les pays, qui ont la foi de combattre pour la justice et la liberté, nous devons expliquer que leur héroïsme et leur vaillance ne serviront qu'à perpétuer la haine, la tyrannie et la misère. Aux ouvriers de l'usine, il faut rappeler que les fusils qu'ils ont maintenant entre les mains, ont été employés contre eux dans les jours de grève et de légitime révolte et qu'ensuite, ils serviront encore contre eux, pour les obliger à subir l'exploitation patronale. Aux paysans, montrer qu'après la guerre, il faudra encore une fois se courber sous le joug, continuer à cultiver la terre de leurs seigneurs et nourrir les riches. À tous les parias, qu'ils ne doivent pas lâcher leurs armes avant d'avoir réglé leurs comptes avec leurs oppresseurs, avant d'avoir pris la terre et l'usine pour eux. Aux mères, compagnes et filles, victimes d'un surcroît de misère et de privations, montrons quels sont les vrais responsables de leurs douleurs et du massacre de leurs pères, fils et maris.
Nous devons profiter de tous les mouvements de révolte de tous les mécontentements, pour fomenter l'insurrection, pour organiser la révolution, de laquelle nous attendons la fin de toutes les iniquités sociales. Pas de découragement même devant une calamité comme la guerre actuelle. C'est dans des périodes aussi troublées où des milliers d'hommes donnent héroïquement leur vie pour une idée, qu'il faut que nous montrions à ces hommes la générosité, la grandeur et la beauté de l'idéal anarchiste ; la justice sociale réalisée par l'organisation libre des producteurs ; la guerre et le militarisme à jamais supprimés ; la liberté entière conquise par la destruction totale de l'état et de ses organismes de cœrcition. Vive l'anarchie !
Londres, 12 février 1915
Léonard d'Abbet, Alexandre Berckmann, L. Bertoni, L. Bersani, G. Bernard, A. Bernado, G. Barett, E. Boudot, A. Gazitta, Joseph-J Cohen, Henri Combes, Nestor Ciek van Diepen, F.W. Dunn, Ch. Frigerio, Emma Goldman, V. Garcia, Hippolyte Havel, T.H. Keell, Harry Kelly, J. Lemarie, E. Malatesta, Noël Paravich, E. Recchioni, G. Rijuders, J. Rochtenine, A. Savioli, A. Schapiro, William Shatoff, V.J.C. Schermerhorn, C. Trombetti, P. Vallina, G. Vignati, L.J. Wolf, S. Yanosky.
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Réponse d'Errico Malatesta au Manifeste des Seize
Le Monde libertaire - 10 mai 1984
Un manifeste vient d'être lancé, signé par Kropotkine, Grave, Malato et une douzaine d'autres vieux camarades, dans lequel, faisant écho aux soutiens des gouvernements de l'Entente qui demandent une lutte jusqu'au bout et l'écrasement de l'Allemagne, ils s'élèvent contre toute idée de paix prématurée.
La presse capitaliste publie, avec une satisfaction naturelle, des extraits de ce manifeste et déclare qu'il est l'œuvre des "leaders du mouvement anarchiste international". Les anarchistes, qui presque tous, sont restés fidèles à leurs convictions, se doivent à eux-mêmes de protester contre cette tentative d'impliquer l'anarchisme dans la continuation d'un féroce massacre qui n'a jamais tenu la promesse d'un. bénéfice quelconque pour la cause de la Justice et de la Liberté et qui se montre maintenant, de lui-même, comme devant être absolument dépourvu de tout résultat, même du point de vue des dirigeants des deux camps.
La bonne foi et les bonnes intentions de ceux qui ont signé le manifeste sont au-delà de toute question. Mais si pénible qu'il soit d'être en désaccord avec de vieux amis qui ont rendu tant de services à ce qui, dans le passé, était notre cause commune, la sincérité et l'intérêt de notre mouvement d'émancipation nous font un devoir de nous dissocier de camarades qui se croient capables de réconcilier les idées anarchistes et la collaboration avec les gouvernements et les classes capitalistes de certaines nations dans leur lutte contre les capitalistes et les gouvernements de certaines autres nations.
Durant la présente guerre nous avons vu des républicains se mettre au service des rois, des socialistes faire cause commune avec la classe dirigeante, des travaillistes servir les intérêts des capitalistes ; mais en réalité tous ces hommes sont, à des degrés divers, des conservateurs croyant à la mission de l'État, et leur hésitation peut se comprendre quand le seul remède dont on dispose réside dans la destruction de toute chaîne gouvernementale et le déchaînement de la révolution sociale. Mais une telle hésitation est incompréhensible de la part d'anarchistes.
Nous estimons que l'État est incapable de bien. Dans le domaine international aussi bien que dans celui des rapports individuels il ne peut combattre l'agression qu'en se faisant lui-même agresseur ; il ne peut empêcher le crime qu'en organisant et commettant toujours un plus grand crime.
Même en supposant -ce qui est loin d'être la vérité- que l'Allemagne porte seule la responsabilité de la guerre présente, il est prouvé que, aussi longtemps qu'on s'en tient aux méthodes gouvernementales, on ne peut résister à l'Allemagne qu'en supprimant toute liberté et en revivifiant la puissance de toutes les forces de réaction. La révolution populaire exceptée, il n'y a pas d'autre façon de résister à la menace d'une armée disciplinée que d'essayer d'avoir une armée plus forte et plus discipliné, de sorte que les antimilitaristes les plus résolus, s'ils ne sont pas anarchistes et craignent la destruction de l'État, sont inévitablement conduits à devenir d'ardents militaristes.
En fait, dans l'espoir problématique de détruire le militarisme prussien, ils ont renoncé à toutes les traditions de liberté ; ils ont prussianisé l'Angleterre et la France ; ils se sont soumis au tsarisme ; ils ont restauré le prestige du trône branlant d'Italie.
Les anarchistes peuvent-ils accepter cet état de choses un seul instant sans renoncer à tout droit de s'appeler anarchistes ? Pour moi, même la domination étrangère subie de force et conduisant à la révolte est préférable à l'oppression intérieure volontairement acceptée presque avec gratitude, dans la croyance que, par ce moyen, nous serons préservés d'un plus grand mal. Il est tout à fait vain de dire qu'il s'agit de circonstances exceptionnelles et qu'après avoir contribué à la victoire de l'Entente dans "cette guerre" nous retournerons chacun dans notre propre camp et lutterons pour notre propre idéal.
S'il est nécessaire aujourd'hui de travailler en harmonie avec le gouvernement et les capitalistes pour nous défendre nous-mêmes contre "la menace allemande", cela sera nécessaire après, aussi bien que durant la guerre.
Si grande que puisse être la défaite de l'armée allemande s'il est vrai qu'elle sera battue, il ne sera jamais possible d'empêcher les patriotes allemands de penser à une revanche et de la préparer ; et les patriotes des autres pays, très raisonnablement, de leur point de vue, voudront eux-mêmes se tenir prêts de façon à n'être pas surpris par une attaque. Cela signifie que le militarisme prussien deviendra une institution permanente et régulière dans tous les pays.
Que diront alors ces anarchistes qui veulent aujourd'hui la victoire d'un des groupes de belligérants ? Recommenceront-ils à s'appeler antimilitaristes, à prêcher le désarmement, le refus du service militaire et le sabotage de la défense nationale, pour redevenir, à la première menace de guerre, les sergents recruteurs des gouvernements qu'ils auront tenté de désarmer et de paralyser ?
On dira que ces choses prendront fin quand les Allemands se seront débarrassés de leurs tyrans et auront cessé d'être une menace pour l'Europe en détruisant le militarisme chez eux. Mais s'il en est ainsi, les Allemands qui pensent avec raison que la domination anglaise et française (pour ne rien dire de la Russie tsariste), ne serait pas plus agréable aux Allemands que la domination allemande ne le serait aux Français et aux Anglais, voudront d'abord attendre que les Russes et les autres aient détruit leur propre militarisme et, en attendant, ils contribueront à accroître l'armée de leur pays. Et alors combien de temps la Révolution sera-t-elle différée ? Combien de temps l'anarchie ? Devons-nous toujours attendre que les autres commencent ?
La ligne de conduite des anarchistes est clairement tracée par la logique même de leurs aspirations. La guerre aurait dû être empêchée par la Révolution, ou au moins en inspirant aux gouvernements la peur de la Révolution. La force ou l'audace nécessaire a manqué. La paix doit être imposée par la Révolution ou, au moins, par la menace de la faire. Jusqu'à présent, la force ou la volonté fait défaut. Eh bien ! il n'y a qu'un remède ; faire mieux à l'avenir. Plus que jamais nous devons éviter les compromis, creuser le fossé entre les capitalistes et les serfs du salariat, entre les gouvernants et les gouvernés ; prêcher l'expropriation de la propriété individuelle et la destruction des États, comme les seuls moyens de garantir la fraternité entre les peuples et la justice et la liberté pour tous ; et nous devons nous préparer à accomplir ces choses.
En attendant, il me semble qu'il est criminel de faire quoi que ce soit qui tende à prolonger la guerre, ce massacre d'hommes, qui détruit la richesse collective et paralyse toute reprise de la lutte pour l'émancipation. Il me semble que prêcher "la guerre jusqu'au bout" c'est faire réellement le jeu des dirigeants allemands qui trompent leur peuple et l'excitent au combat en le persuadant que leurs adversaires veulent écraser et asservir le peuple allemand.
Aujourd'hui, comme toujours, que ceci soit notre devise : À bas les capitalistes et les gouvernements, tous les capitalistes et tous les gouvernements.
Vivent les peuples, tous les peuples !